« Une société ne peut progresser sans riches. Ils sont friands de nouveautés, achètent les premiers modèles de voitures, ceux qui ont des ennuis idiots, les premières machines à laver, celles qui déchirent le linge, les premières machines à repasser, celles qui le brûlent, les premiers autocuiseurs, ceux qui explosent, les premières couvertures chauffantes, celles qui mettent le feu au lit, les premiers stylos à bille, ceux qui coulent dans les poches. Ils sont les essayeurs bénévoles, mieux, payants, des diverses mécaniques qui facilitent et agrémentent la vie. 

 Les riches, par leurs dépenses, font vivre un grand nombre de métiers précieux. Sans eux, des savoirs entiers disparaîtraient. Sans eux, il n'y aurait plus de grands couturiers, d'éditeurs fous de livres, d'artisans armuriers, d'orfèvres, de grands cuisiniers. Sans eux, l'ébéniste devient menuisier, les livres sont voués à la poche, les bottiers font place aux cordonniers, les architectes surveillent mélancoliquement le montage de baraquements préfabriqués. Bocuse officie à la cantine et s'ennuie, Cardin habille les facteurs, (...).

 Le riche entretient la notion de luxe et le luxe, s'il ne s'identifie pas au beau, en est souvent le chemin et le moyen.  La fonction sociale du riche est la prodigalité. (...) Un riche, qui ne dépense pas, qui n'investit pas dans la charité et le luxe est un avare et l'avarice est une double insulte à la richesse et à la pauvreté.

 Marie-Madeleine en répandant son parfum sur les pieds du Christ a fait preuve d'une prodigalité de  riche et elle a justifié par avance les bâtisseurs de cathédrales, les orfèvres d'ostensoirs incrustés de diamants, les enlumineurs aux patiences d'ange, les décorateurs vertigineux et les mosaïstes extasiés.

 Les vrais riches, ceux qui vivent en riches, ceux qui le sont avec franchise et aisance maintiennent les chances de l'inégalité indispensable à la vie sociale ; ils sauvent les châteaux et leurs parcs des invasions revanchardes de HLM et des transformations en centres de Sécurité sociale ; ils donnent à rêver, font un peu envie et, en revanche, canalisent sur eux, en périodes troublées, les vindictes populaires.

 Le vrai riche est celui qui achète à un sculpteur une Vénus pour son jardin et non celui qui essaye piteusement de concilier le luxe et l'utile en commandant un bidet en marbre de Carrare. Vive donc le jeune ménage un peu fauché qui agit en riche en achetant la chaîne stéréo avant la machine à laver.

 Sans les riches, plus de mécénat, plus de fondation Maeght, plus de chance de travail pour les jeunes peintres, plus de table ouverte aux artistes faméliques condamnés à l'ANPE, plus de dons flamboyants, plus de fêtes somptueuses.

 Rien n'est détestable comme le riche honteux. Depuis la Révolution, les riches sont besogneux, sérieux, tristes ; ils sont bourgeois. Ils ont oublié que la seule justification de la richesse, sa seule excuse, était la beauté quand on n'a pas le courage difficile (combien de pauvres en seraient-ils capables ?) de la vouer à la charité. (…)

 Dans notre littérature on voit stigmatiser la ladrerie, l'avarice, la jalousie, l'envie, ces vices tristes, pas la prodigalité. Les manants reprochent au seigneur la morgue, la méchanceté, l'injustice, jamais son luxe et ses fêtes s'il sait être bon et familier. Un prodigue est rarement méchant, il aime faire profiter les autres de sa fortune et de sa belle humeur.

 Quand le Christ dit qu'il y aura toujours des pauvres, cela veut dire aussi qu'il y aura toujours des riches et que la richesse est une épreuve au sens qu'a ce mot quand on dit qu'on éprouve une arme, pour voir ce qu'elle vaut.

 Donc, plutôt que de demander aux riches de partager leurs richesses, il me semble plus réaliste et plus utile de les inciter à les dépenser. Et comme ils ont largement le nécessaire, il ne leur reste que des dépenses de prestige qui deviennent ensuite le patrimoine de tous.

 En fait, en s'attaquant à la richesse, on se trompe de cible. La solution n'est pas de supprimer les riches au nom d'une pseudo-vertu démocratique, mais de les inciter à vivre en riches, au grand jour, sous le regard et le jugement des autres, à dépenser, à entretenir le luxe, la gratuité, la beauté. Or toute la législation les contraint à vivre déguisés en pauvres, à prendre un ton geignard, à enfouir leurs lingots au lieu d'offrir des colliers de rêve aux femmes qu'ils aiment.

 Je crois que socialement la France se porterait mieux si les Français pouvaient déduire de leurs impôts leurs dépenses  de luxe. Les riches pourraient déclarer l'entretien d'un peintre ou la commande d'une messe à un jeune musicien pour le mariage de leur fille, l'achat de livres d'art contemporains, de fusils incrustés d'or, de voitures délirantes. Plus modestement, les autres suivant leurs moyens déclareraient le prix d'un voyage ou de la bague de fiançailles offerte à la douce élue de leur cœur. L'important serait de ne plus taxer le superflu sans lequel le nécessaire devient vite insuffisant. »

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