Me suis rendu compte l'autre soir, en observant les clients et clientes du Frog and British Library, ce pub du 13e arrondissement où je pense souvent (voir Le Point n° 2128) avant d'aller dîner au Lotus (), à l'angle de l'avenue d'Ivry et de l'avenue de Choisy, au coeur de Chinatown, que l'usage que nous faisons de l'iPhone est le même que celui que fait Gollum de l'anneau dans Le seigneur des anneaux (J. R. R. Tolkien, 1892-1973). Nous avons toujours notre iPhone sur nous, comme Gollum et, plus tard, Bilbo et Frodon. Nous le touchons sans cesse, à la fois parce que nous le désirons et par peur de le perdre. Le moindre soupçon - une question en l'air dans une conversation anodine, comme : quel âge a Sharon Stone ? ou : Grace Park de "Hawaii 5.0" est-elle mariée ? - suffit pour qu'aussitôt surgissent, autour de la table, cinq ou six anneaux, je veux dire iPhone. L'iPhone contient toute la mémoire du monde, tel l'anneau. Dès que nous l'allumons, la société nous surveille comme Sauron regarde, de son oeil unique et vertical, le porteur de l'anneau. L'iPhone a conquis les restaurants mais aussi les dîners de famille : chaque convive garde le sien auprès de son assiette. On ne pouvait plus laisser cet objet magique dans sa poche, on a besoin de le voir à côté de ce qu'on mange, de ce qu'on boit, des gens qu'on aime. L'iPhone s'est installé au milieu des couples d'amoureux comme des couples de retraités. Il nous relie au monde entier et, du coup, nous fait nous sentir petit, car le monde entier est immense. Gollum n'est-il pas, à force de tripoter son anneau, devenu minuscule ? Prononçant, du fond de sa solitude, les deux seuls mots qui importent : "My precious".
Comment résister à un objet qui nous apprend tout, tout le temps, sur tout et tout le monde ? L'iPhone est un mouchard collé au cul de l'Univers. La CIA, le FSB et le Mossad sont à notre service dans ce petit carnet de notes qui contient des milliards de notes. C'est un cadeau et un jouet, deux choses dont un adulte doit se méfier. À cause de lui, notre vie se transforme, comme celle du porteur de l'anneau, en une quête contradictoire : notre fascination pour lui et notre envie de nous en délivrer. Si chacun de nous, grâce à l'iPhone, possède le monde, c'est que chacun de nous, par sa faute, est possédé par le monde. À l'instar de l'anneau, l'iPhone nous emprisonne dans la puissance qu'il nous procure.
Faudra-t-il créer une compagnie de l'iPhone comme le seigneur Elrond, à Rivendell, crée, dans le roman de Tolkien, la compagnie de l'Anneau ? Un nain, un elfe, un roi, un homme, un magicien et quatre hobbits. Où les trouver ? Comme il est dit pendant le générique du film de Peter Jackson (2002) : "The world is changed. I feel it in the water. I feel it in the earth. I smell it in the air. Much that once was is lost. For none now live who remember it." Qui sera, parmi nous, le hobbit qui ira détruire l'iPhone dans le feu de Mount Doom, où il a été forgé ? Quels déserts médiatiques, quels gouffres polémiques, quelles forêts calomnieuses, quelles mers insultantes devra-t-il traverser avant de débarrasser l'humanité de l'iPhone ? Je préfère ne pas y penser.
Le Point, 25/07/13