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18 juin 2016 6 18 /06 /juin /2016 10:30

Oublions quelques instants ce climat de violence, de grèves et de crise économique qui imprègne  notre pays et rend tant de nos concitoyens moroses, et souhaitons bonne fête aux papas dans la bonne humeur avec cette chronique farfelue et ébouriffante d’Alexandre Vialatte (1901-1971), écrite dans les années soixante et publiée dans son Almanach des quatre saisons.

 

Voici le mois de juin. Les poètes chantent le temps des cerises en quatrains décasyllabiques. La fête des pères devra être célébrée avec un soin particulier. Si l'on est en voyage, on arrêtera l'auto. Les pères sont en effet d'une énorme importance. Ils ont joué presque toujours un rôle obscur mais capital dans la succession incessante des innombrables générations qui se sont suivies depuis le début de notre espèce. On peut dire que sans eux nous n'existerions pas. Les plus vieux papyrus en font déjà mention à l'âge lointain où le foyer de l'homme n'était encore qu'une anfractuosité malpropre dans une falaise en calcaire coquillier et où le porc-épic osait seul fréquenter les ruines du temple de Palmyre. Ce sont les pères qui nous relient par une chaîne ininterrompue aux ténèbres de la nuit des temps, à l'époque où les Chaldéens, poussant devant eux les moutons à queue plate, et dormant sous une tente grossière en poil de chèvre et en cuir de chameau, regardaient tourner dans les cieux le Grand Chariot ou la Chevelure de Bérénice et consignaient sur des briques mal cuites les tout premiers balbutiements de l'astronomie.

Sans les pères il n'y aurait pas de mères, et le monde, peuplé uniquement d'enfants trouvés par les petites sœurs des pauvres, serait semblable à un immense orphelinat. Les adultes les plus barbus, les hommes les plus considérables, n'ayant jamais connu de foyer, seraient abandonnés au hasard de leur tempérament bestial et, privés de sages traditions, erreraient dans la vie sans boussole et sans guide, semblables à des somnambules, ce qui se révélerait désastreux dans les postes de haute responsabilité desquels dépend le sort des hommes et des grandes collectivités. (…). Groupés dans les asiles de l'Assistance publique, dont le zèle officiel ne saurait remplacer l'affection bourrue d'un vrai père, les hommes qui n'auraient pu trouver une riche famille adoptive mèneraient dans ces maisons glaciales l'existence monotone des enfants délaissés. La sortie du jeudi, par trois, en petite blouse grise, sous l'oeil glacé d'un moniteur indifférent, remplacerait mal, pour les joyeux quinquagénaires et les octogénaires débiles, les grandes académies de billard ou le lit à édredon rouge qui aident l'homme à passer plus confortablement la seconde moitié de son existence. Mal armés pour la vie, vêtus d'étoffes mesquines qui accuseraient le genou du pantalon, ils seraient refusés au bachot et parfois même à l'examen du premier cycle, et ne trouveraient que très rarement des situations convenables. Ils ramasseraient perpétuellement les feuilles mortes des hôpitaux et ne toucheraient que la ration de tabac qu'on donne aux vieillards assistés. Pas de pères, pas de mères. Imagine-t-on un homme sans mère ? La terre serait peuplée de blousons noirs et d'enfants aux chaussettes percées. Ils voleraient. Ils tueraient des vieilles dames, ils s'aggloméreraient comme des mouches autour des appareils à sous. Ils vieilliraient sur le banc d'un asile sous la statue de saint Vincent de Paul. Ils boiraient pour noyer leur peine, ils seraient pris de delirium tremens.

Cent ans seulement sans père, disons peut-être cent cinq (pour tenir compte des centenaires du Caucase), ou même cent vingt (en raison des Bulgares), et cent trente pour laisser une marge à l'imprévu, bref cent trente ans seulement sans père et le globe ne serait plus qu'une immense nécropole. Le rat, l'herbe et la fourmi rouge envahiraient les foyers désertés. Le gaz, que personne n'aurait éteint, finirait de brûler les casseroles. Avec le père, au contraire, tout change. La bûche pétille dans l'âtre et la mère s'évertue. Elle cuit la soupe, elle épluche les légumes, elle voiture le charbon, elle repasse les vêtements, elle encaustique le buffet Henri-II, elle fait briller la batterie de cuisine, elle se répand en gestes nécessaires et la maison bourdonne de son activité. Le nouveau-né vagit dans son berceau. Le père suit d'un œil paternel, lit son journal et fume sa pipe. (…)

C'est pourquoi les enfants, (le 19 juin), tiennent tous à offrir à leur père une plante verte proportionnée à l'ancienneté qu'il a dans la famille et dans l'entreprise qui l'emploie. Je conseillerai le sansevéria, qu'on n'a pas besoin d'arroser fréquemment. Mais n'importe quoi fait l'affaire, pourvu que ce soit un don du cœur : une pointe Bic, un manoir breton, un lion de faïence, un fusil de chasse (…).

 Malheureusement, le nombre des pères est en diminution constante. Il est difficile en effet d'appeler pères, comme le font les enfants d'aujourd'hui, ces hommes sans barbe et sans bretelles qui n'ont pas de ventre et ne réclament plus de leurs fils le respect de leurs ridicules.(…) L'idée de père se perd à tel point, dans une génération où tout le monde a le même âge, qu'il serait peut-être bon de faire bâtir dans les squares, sur un socle orné de bas-relief, la statue du Père Inconnu en bronze moulé, grandeur nature, avec le melon, la bicyclette et le parapluie qui distinguèrent les derniers hommes du XX° siècle jaloux de garder un héritage à leurs enfants.

 

Merci à EVR.

clic >>>Almanach des quatre saisons - Alexandre Vialatte

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